08/06/2010
Comme disait ce vieux Johann Wolfgang von...
Je regarde comme le plus grand mal de notre siècle, qui ne laisse rien mûrir, cette avidité avec laquelle on dévore à l’instant tout ce qui parait. On mange son blé en herbe. Rien ne peut assouvir cet appétit famélique qui ne met en réserve pour l’avenir. N’avons-nous pas des journaux pour toutes les heures du jour ? Un habile homme en pourrait encore intercaler un ou plusieurs. Par là tout ce que chacun fait, entreprend, compose, même ce qu’il projette, est traîné sous les yeux du public. Personne ne peut éprouver une joie, une peine, qui ne serve au passe-temps des autres. Et ainsi chaque nouvelle court de maison en maison, de ville en ville, de royaume en royaume, et enfin d’une partie du monde à une autre, avec une effrayante rapidité.
Goethe, Maximes et Réflexions
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11/01/2010
La (véritable) légende de Saint Martin
Saint Martin, comme il traçait un jour, tranquille, sa route d’évangéliste prosélyte, rencontra au bord du chemin un pauvre homme nu. Les hivers étaient rudes en ce temps-là, et justement c’était l’hiver, donc… donc, il faisait froid, y’en a qui suivent pas au fond !... Bref, l’homme lui fit, en termes choisis, une proposition somme toute généreuse de son point de vue :
- « File-moi ton manteau, bâtard, j’me caille les miches grave ! »
Devant son air menaçant, devant son évidente misère aussi, St Martin fut tenté de céder, comme sans doute certains d'entre nous l'auraient fait, par pitié ou par trouille. Mais le courage ne lui manquant pas, et son sens de l'équité étant heurté, il répliqua aussi sec :
- « T’es ouf ! Gagedé, rien à battre, t’avais qu’à être poli… tchulé, va ! »
St Martin, en bon pèlerin, était équipé d’un solide bâton et savait s’en servir pour rosser du manant à l’occasion (façon moine Shaolin un peu, mais version cassoulet). Alors, (attention, polésie)
Joignant le geste à la parole,
Malin et vif comme le serpent,
St Martin latta les roubignoles
Du mendiant impertinent.
- « Tu vois, tu m’aurais bien causé, ’ça se trouve j’aurai partagé le manteau en deux, sérieux (je vais pas tout te donner non plus, sinon c’est moi qui me retrouve à poil, et la justice elle est où là-dedans ?). Que là, t’ois, ben walou : je m’arrache pis c’est tout. Tchao, loser ! (car St Martin, qui avait des rudiments d’anglais, savait orthographier ce mot correctement, et surtout pas avec deux ‘o’, vu que ça veut plus rien dire dans ces cas-là). »
Après quoi, drapé dans sa dignité et sa chaude pelisse, encore vibrant d’une sainte colère, le vénérable pèlerin reprit sa route, en quête d’une âme plus belle, d’une oreille plus attentive à sa proposition d’amour et de partage entre les hommes, putain.
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27/11/2009
Rien à dire
"Il faut arriver à résister à ces forces qui nous forcent à parler quand on n'a rien à dire. C’est fondamental.
Aussi toute parole qui consiste à dire son avis sur quelque chose est l’anti-philosophie même, puisque... les Grecs avaient un mot très bon pour ça, c’est ce qu’ils appelaient la doxa et qu’ils opposaient au savoir -- avant même de savoir si le savoir c’était quelque chose d’existant... est-ce qu’il y a du savoir ? En tout cas on sait que la philosophie n’est pas l’affrontement des opinions.
Donc parler ce n’est pas moi disant par exemple : moi, voilà ce que je pense, et vous me disant : ha bien non je ne pense pas comme ça. Même, dans la mesure où vous êtes philosophe, vous refusez de participer à toute conversation de ce type - à moins qu’elle ne porte sur l’insignifiant. Alors là sur l’insignifiant c’est tellement gai de dire : ha tu as bonne mine aujourd’hui ! Ah non, non je n’ai pas bonne mine, je ne me sens pas bien. Ça c’est la doxa, c’est le règne de l’opinion, et c’est aussi l’amitié. Les amitiés se forment au niveau de la doxa."
Gilles Deleuze, que l'on peut écouter là
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02/11/2009
Kiétu
Qui es-tu, héros qui n’a pas encore de nom ? D’où viens-tu ? De quel néant te tiré-je ? Où vas-tu de ce pas – que je vais qualifier de décidé parce que c’est moi l’auteur pour une fois, alors si je veux tu marche d’un pas décidé, et puis si je veux tu te traînes comme une merde, mais là je décide que tu es décidé, donc « où vas-tu de ce pas décidé, hé, héros ? »
Bon, en fait cette question n’est pas très intéressante, bien moins que les deux autres en tout cas, car tu vas au boulot, voilà. De plus, et c’est assez naturel, tu n’es pas le seul, alors c’est peu marrant, tu n’as pas très envie, juste au début d’une histoire que pour une fois c’est toi le héros, qu’on te rappelle que tu es quelqu’un de médiocrement ordinaire, donc on va passer à quelque chose de plus… de plus… exaltant, voilà – exaltant, c’est bon ça « exaltant », je vais le garder.
L’ennui c’est que ta vie n’est pas très palpitante (eh oui, j’ai un dictionnaire de synonymes), ce qui va m’obliger à inventer des péripéties – à défaut d’avoir quelque chose à dire (j’aime les tirets cadratins, tu as remarqué ? – les parenthèses aussi, souvent j’hésite entre les deux. Et je ne parle pas de la virgule.) Tu veux que je t’invente une copine ? Un coup de foudre, là tout de suite maintenant dans le métro, tous les deux coincés l’un contre l’autre, cœurs perdus ballotés par le hasard dans la mégapole anonyme ? Non, avec ton bol habituel, tu vas simplement te faire traiter de gros peloteur par celle qui eût pu être ta dulcinée, ignorante qu’elle est de son statut d’héroïne putative. Par surcroît (car non seulement j’ai des synonymes sous le coude, mais je sais également convoquer sous ma plume – virtuelle puisque j’utilise bien sûr un traitement de texte – un vocabulaire légèrement suranné et orné d’accents que j’aime circonflexes), par surcroît, donc, dis-je, ou plutôt disais-je, mais peu importe, l’essentiel étant d’en venir au fait, par surcroît tu as une fois de plus omis de te brosser les dents ce matin, et au nom de tes covoyageurs dans ce wagon bondé, permets-moi de te dire, héros, que je ne te remercie pas.
Bon, t’es grillé avec la meuf, qu’est-ce qu’on fait maintenant ? Il y a bien ce mec qui te mate de façon un peu insistante à l’autre bout du wagon, mais est-ce que j’ai envie de te faire virer ta cuti ? Pas trop, à vrai dire, non par homophobie m’enfin parce que ça va m’obliger à me documenter, et puis si jamais tu plais au public, en un rien de temps tu deviens une icône gay, et après il faut expliquer que pas du tout, que c’est juste un détail improvisé, et alors certains ne me croiront pas, d’autres seront vexés, d’autres encore blessés ; naturellement on fera très vite un amalgame héros/narrateur/auteur, je me ferai draguer, je passerai pour un bêcheur voire pire si je repousse certaines avances – tu sais que tu commences à me courir sérieusement, héros ? Tu sais que je me demande si je ne vais pas couper court illico à cette encombrante narration ? Je te le dis gentiment : calme-toi.
Maintenant.
Ok, on continue mais ne me pousse pas à bout. Et puis fais attention, il a un flingue, ce type. Il a un flingue, je te dis, un calibre !! Mince… tu ne pensais pas que ça faisait tant de bruit, hein, pas vrai ? Et cette odeur, plutôt inattendue, non ? C’est la cordite, il va falloir t’habituer, j’ai l’intention d’imprimer un certain rythme à cette histoire, à coups de pétoire de préférence. Soudain il y a plein de fumée partout, des cris, une bousculade, il y en a qui veulent sortir - le wagon roule encore, putain, pousse pas, merde, t’es con, hé l’aut’, merde, hé, mais arrêête je te dis ça sert à rien !! – ceux qui se jettent au sol pour éviter les pruneaux ou simplement parce que leurs jambes ne les portent plus, ceux (enfin, celles) qui appellent à l’aide, ceux qui s’en foutent de celles qui appellent à l’aide (c’est rare, les héros, tu sais, mon héros), ceux qui font sous eux, ceux qui se marchent dessus, il y a celui qui a tiré mais on ne sait pas trop qui c’est—moi je l’ai vu, oui, puisque je t’ai prévenu, seulement je suis le narrateur, c’est différent, je ne suis pas vraiment là et en même temps je suis partout (je t’expliquerai, mais tu aurais pu suivre à l’école, aussi), et puis bon je ne l’ai pas vraiment vu, je l’ai inventé, je l’ai improvisé en fait, je ne sais pas encore ce qu’il est devenu. Je crois qu’il fait preuve d’un sacré sang-froid, il a certainement une mâchoire carrée, très virile, un regard bleu acier comme le tueur américain dans ce film avec Pierre Richard où il est question d’un parapluie qui tue, quoique… non, c’est un peu nul, il se ferait repérer tout de suite avec une gueule pareille… on verra plus tard, toi ton problème pour l’instant, c’est que—tu ne vois plus rien à cause du sang que tu as dans les yeux et sur le visage, un peu partout à vrai dire, il y a des morceaux aussi, c’est vraiment dégueulasse, des bouts d’os, de la cervelle, c’est poisseux, et le tout– tu t’en rends compte assez vite – provient de la boîte cranienne de cette fille que j’ai failli mettre dans tes bras et que je mets maintenant à tes pieds, mais hors d’usage par sens de la dérision. Vanitas vanitatum, et omnia vanitas, je ne te le fais pas dire(*). T’es marrant, il fallait bien que j’en fasse quelque chose, j’ai fait d’une pierre deux coups en somme, et même plus : de l’action, un cadavre, un début d’intrigue, plusieurs personnages (dont un qui a déjà disparu, mais je peux faire un flash-back si je veux)—je trouve que ça prend forme.
(*) En fait,si, justement je te le fais dire, et le pire c’est que je trouve ça drôle.
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Miction accomplie
Le promeneur inspiré, divaguant au cœur de Fontainebleau, ne manquera pas de pousser le petit portail de fer qui jouxte le bureau de poste – sur la droite, là… non, plus loin… voilà, c’est ça. Vous êtes dans le jardin de Diane, qui tire son nom d’une fontaine représentant la divine chasseresse. Majesté des arbres, quiétude des pelouses, courbes subtiles des allées à l’anglaise : tout ici n’est que luxe, calme, volupté et toutes ces sortes de choses.
Qu’on se figure la fameuse Diane, grandeur nature, marchant flanquée d’un jeune chevreuil et tirant une flèche du carquois qu’elle porte sur l’épaule droite. La scène est présentée sur un piédestal cylindrique, lui-même posé sur un parallélépipède de dimensions respectables (l’ensemble mesure bien trois mètres cinquante) et dont les quatre faces sont ornées d’autant de têtes de cerfs en trophée. Le cylindre supérieur ayant un diamètre nettement inférieur à la surface du carré sur lequel il repose, il restait suffisamment de place pour loger quatre chiens, un dans chaque coin – quatre superbes chiens de chasse aux muscles saillants, posément assis.
Placides, le regard fixé sur la ligne bleue des Vosges, ces canidés pensifs urinent continûment.
C’est qu’il fallait bien que l’eau de la fontaine sortît de quelque part. Les cerfs contribuent eux aussi - en crachant. En revanche, on conçoit qu’il eût été malséant d’exploiter les sacrés orifices de la divine chasseresse. Et c’est ainsi qu’à la grande joie des petits enfants, les molosses font pipi devant tout le monde.
Or il advient parfois qu’un pigeon vienne s’abreuver directement à la source canine, dont la hauteur et le débit lui siéent à merveille. L’effet produit, discrètement pornographe, est assez cocasse. Les mères de familles regardent ailleurs. Les vieux messieurs rient sous cape. L’hilarité des collégiens est sans borne.
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